Das Fremde in mir
L’Etranger en moi
Emily Atef
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Critique

SEISME INTIME

Rebecca est bien dans sa vie. Heureuse dans son couple, sereine dans son travail, épanouie dans sa grossesse... Pourtant quelque chose semble se dérégler. Pendant près de vingt minutes, Emily Atef nous perd sciemment dans une structure narrative troublante, pour nous entraîner plus sûrement dans le sillage de son personnage. Contraints de larguer les amarres, nous sommes alors vite en phase avec cette trentenaire perdue, étonnamment perturbée à la naissance de ce bébé qui détruit tout son équilibre. Ce bébé qu’elle n’arrive pas même à regarder.
La naissance d’un premier enfant est toujours un choc dans la vie de tout jeune parent, homme ou femme, tant il chamboule à jamais ses rapports aux autres, à l’engagement familial, à la responsabilité individuelle. Comme l’exprime à merveille Emily Atef, le sujet est tabou, viscéral. Avant même de formuler son malaise, tout un chacun est anéanti par la pudeur, voire la culpabilité ou la honte de soi... Atef peint avec justesse, profondeur et nuances le désarroi de Rebecca, mais s’intéresse, plus encore, au chemin d’une possible reconstruction. À celle qu’elle va devoir mener seule. À celle qu’elle devra mener avec son bébé, avec son compagnon, avec ses proches. Les silhouettes de ces témoins impuissants n’offrent pas seulement des contrepoints essentiels au récit, mais formalisent le poids moral de la société, le champ des possibilités aussi. La complexité des sentiments humains...
Tout en restant d’une totale humilité (elle rejette tout parti pris trop formaliste) pour ne jamais extirper le spectateur de ce voyage intime, Emily Atef produit un cinéma élégant et audacieux. Elle s’appuie sur des séquences fantasmatiques qui s’avèrent réalistes, sur une narration apparemment déconstruite qui se révèle presque entièrement linéaire. Une fois cette simplicité exposée, elle concentre toute la force de son style à ne jamais caricaturer les enjeux de chacun de ses personnages, cherchant en permanence la forme la plus délicate pour les retranscrire. Elle s’attache ainsi à une économie des dialogues (qui simplifieraient nécessairement les sens en les verbalisant), servie par une infaillible direction d’acteurs toute en demi-teinte et en subtilités.
Le parcours de cette jeune femme bouleverse particulièrement parce que, tout tragique et traumatisant soit-il, il reste profondément généreux, positif, humain. Atef ne se complait pas dans la noirceur, mais ne s’autorise pour autant aucune facilité. Pas de happy ending, d’aucune sorte : son personnage n’effacera pas son traumatisme, pas plus en fuyant le bébé, qu’en l’acceptant. Son premier pas sera d’avoir accepté cet autre étranger en elle : cette part d’elle-même qu’elle n’avait pas imaginée. L’émotion qui se dégage des dernières scènes est d‘autant plus vibrante que celles-ci exposent, en la matière, des avancées prudentes, fragiles, presque en devenir.

Jean-Christophe Berjon