Altiplano
Peter Brosens – Jessica Woodworth
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Critique

« Altiplano » vole très haut

Le Belge Peter Brosens et l'Américaine Jessica Woodworth présentent leur second film. Leur cinéma a un style qui s'inscrit en héritage de Tarkovski et Angelopoulos. Visuellement superbe, Altiplano est un plaidoyer en faveur de la cause des Indiens andins, victimes d'une colonisation désormais économique.

Le Festival international de Gand a fait, samedi soir, un très bel accueil au deuxième film du Flamand Peter Brosens et de sa compagne américaine Jessica Woodworth. Déjà présenté en mai dernier à la Semaine de la Critique à Cannes et bientôt sur nos écrans, Altiplano est un film puissant, visuellement sublime, et emballé dans ce style si singulier qu'on retrouvait déjà dans Khadak, le premier film du tandem réalisateur. Le tout tient en un mélange entre la fable écologique, le témoignage politique, le symbolisme poétique et l'incroyable force de décors naturels.
Après la Mongolie de Khadak, Brosens et Woodworth, qui vivent dans un petit village du Condroz et envisagent d'y tourner bientôt, nous emmènent vers les altitudes célestes du Pérou et de la cordillère des Andes. Tout comme dans le récent Birdwatchers, de Marco Bechis, il y est question de la rébellion d'une communauté d'Indiens, frappés par une épidémie provoquée par une multinationale peu scrupuleuse. Derrière la maladie, puis la vengeance des habitants du village de Turubamba, il y a l'héritage de la colonisation. L'homme blanc n'est pas le bienvenu à Altiplano, même quand, comme Max (Olivier Gourmet), il passe une blouse blanche de médecin et est là pour apporter aux populations concernées son aide de chirurgien de la cataracte. La vengeance peut prendre des tours inattendus. Comme celui du suicide de protestation, que va accomplir une jeune femme (la formidable Magaly Solier, vue chez Claudia Llosa) bouleversée par la mort de son futur époux. Un suicide qui nous vaut une scène aussi surprenante que miraculeuse.
Si l'on va au-delà de ce décor latino, marqué par les rituels chrétiens, par l'adoration de la Mère-Nature et par la présence incessante de la Vierge, Altiplano est un film cousin, sinon frère du Sacrifice (1986), d'Andrei Tarkovski. Face à la catastrophe, nous disent les deux films, il faut aujourd'hui oser l'insensé : le sacrifice et le retour à la quête spirituelle, seules voies possibles pour accéder au grand pardon et à la rédemption.
Pas sûr que ce film admirable, pourtant habité par une photographie superbe (celle du chef-op Francisco Gozon), par de très belles musiques sacrées (dont Gorecki, grand fan du film, Michel Schöpping ou Aïcha Redouane), par un sens du rituel étourdissant et une volonté de célébrer les forces tranquilles de la Terre, trouvera un très large public. Non : à la façon des auteurs européens de ces trente dernières années (les Angelopoulos, Wenders, Antonioni, Kieslowski…), Altiplano cultive l'exigence morale et esthétique avec une foi et une singularité telles que le film aura, selon nous, une dimension à la fois universelle et relativement secrète.
Paradoxe saisissant : le film, co-produit par la société belge Entre chien et loup, voyage en ce moment aux quatre coins du globe (Sidney, Oslo, Rio, Bangkok, qui vient de lui attribuer son prix…) et ne trouve pas de distributeur en France. De quoi faire chauffer le sang de Peter Brosens. « On voudrait là-bas nous forcer à remonter le film. Condition sine qua non pour pouvoir le sortir, nous dit-on. » Traduction : on voudrait le lisser, lui arrondir les angles, le priver de ses mystères et de ses bizarreries, comme on a récemment tenté de le faire, avec le Mr Nobody de Jaco Van Dormael. Bref, d'aucuns voudraient en faire un objet ordinaire, poli, conforme, économiquement correct. Une totale hérésie, au vu du film qu'il nous a été donné de voir.
Allons plus loin : il faut aujourd'hui se battre, sans accepter le moindre compromis, pour faire exister ce cinéma de la différence, brocardé et souvent traité de prétentieux, à l'instar de l'AntiChrist de Lars von Trier au dernier Festival de Cannes, dès qu'il entre dans une quête de vérité et de radicalité. Un comble !
Le cinéma perd chaque année un peu plus son âme, en papillonnant toujours plus vers la chasse au divertissement « sympa », aux comédies formatées, aux thrillers sur mesure ou aux block-busters à suite. Tout n'est pourtant pas perdu, et l'on se réjouit de pouvoir encore compter sur des artistes, des vrais, tels que von Trier, Brosens, Woodworth, Lynch ou Haneke pour faire de la résistance active.

NICOLAS CROUSSE – Le Soir
lundi 12 octobre 2009, 10:13