Ordinary People
Vladimir Perisic
x fermer

Critique

Une Journée Particulière

Ce matin, le jeune Drazen se lève, fait son lit au carré, sa toilette et mange et prend le bus avec sa brigade. En quelques séquences en temps réel, Vladimir Perisic cherche moins à traquer la miette de quotidien qu’à poser une sorte de rituel. A installer une attente insoutenable. Le bus mène Drazen et les siens sur une route de campagne. Un cheval leur barre le passage. On l’écarte gentiment. La radio distille la météo, les résultats des matches foot ainsi que les mots « civils » et « terroristes ». Drazen demande à un camarade leur destination. Celui-ci n’en sait rien. Drazen regarde dans le vague. Le bus stoppe à une ferme abandonnée. Travellings, soldats au garde à vous, routes et tables : Ordinary People accumule vite les lignes, horizontales, verticales et de fuite, dessine une trajectoire rectiligne pour tous ses personnages et leur ôte toute issue, tout zigzag. Ils peuvent s’arrêter, souffler parce que c’est quand même une très chaude journée d’été, mais ils doivent reprendre. Drazen s’ennuie. Il s’endort sur l’herbe, au soleil, Kalashnikov à portée et fourmis sur les bottes. La scène est paisible. Un coin de ciel bleu rompt avec le kaki des treillis. Dans Lettres d’Iwo Jima, Clint Eastwood accordait le même plan, le même traitement à un odieux sergent faisant le mort au milieu de cadavres, attendant l’ennemi. Manière de paraphraser Kurosawa : « les salauds dorment en paix ».

Car ils viennent enfin, « Les ennemis, les terroristes ». Ils arrivent en van comme des touristes. Le supérieur de Drazen leur montre quoi faire. Les faire s’agenouiller dans un champ. Et tirer. Ils obéissent aux ordres. Drazen, qui est un bleu, tire sans regarder, tandis que son chef envoie quelqu’un acheter de la vodka à l’épicerie du coin. Ordinary people, des gens ordinaires, tout est dit : la banalité est dans les actes, la barbarie, ces hommes interchangeables si on leur ôtait leur uniforme et leur t-shirt bientôt ensanglanté. Le film de Vladimir Perisic est bien sûr temporellement identifiable (la guerre en ex-Yougoslavie), mais son abstraction – « les ennemis, les terroristes » d’aujourd’hui et demain - le rend universel. Ordinary People rend compte d’existences mécanisées par la violence, résignées, aussi bien côté bourreaux que victimes, qu’aucun accident ne peut dérailler : les dernières volontés d’un condamné ou la résistance d’une victime refusant de s’agenouiller pour une raison opaque – regarder son exécuteur dans les yeux ? Glaner un répit ? La journée passe. Drazen est fatigué. Mais quelque chose monte en lui. C’est la force d’Ordinary People que d’intérioriser, contenir cette violence et cette abjection sous le soleil exactement, la lassitude, la répétition et des détails infinitésimaux. « Je ne saignais plus. Seulement, je ne savais pas exactement si j’avais demandé pardon pour un acte que j’avais commis, ou affirmé mon adhésion muette à quelque chose » (Dubravka Ugresic, Le Ministère de la Douleur)         

Léo Soesanto