Rien de personnel
Mathias Gokalp
x fermer

Critique

Mécaniques de l’oppression

Rien de personnel est un premier film rare, tout simplement parce qu’il est un premier film clair, tranché. Dans une belle et vieille tradition qui remonte jusqu’à Alain Resnais. Matthias Gokalp procède à une opération devenue de moins en moins courante dans un monde saturé par le flot d’images de youtube. Il choisit un sujet, délimite une approche et construit, avec précision, un récit à la mise en scène posée et construite, sans graisse ou errements, où chaque plan, chaque personnage et chaque pièce du récit s’emboîtent parfaitement dans la mécanique générale du film. Une mécanique qui ne tourne en aucun cas à vide, puisque l’ambitieuse trame de Rien de personnel réanime la lutte des classes, les démons de l’entreprise, ceux du capitalisme, pour les ramener jusqu’à la violence quotidienne de la société contemporaine.  Une dureté à laquelle personne n’échappe, y compris ceux qui apparaissent parfois comme les bourreaux et se révèlent des pions vulnérables et impuissants. L’intrigue respecte unité de temps et d’action, puisqu’elle se concentre sur une unique soirée d’entreprise, aux apparences trompeuses. Fausses victimes, vrais exploiteurs et humanistes impuissants s’y croisent sans vraiment se reconnaître, le cinéaste se plaçant, à la suite, dans les pas de chacun de ces personnages, qui vivent le même événement de façon radicalement différente. Les visions se suivent donc, se complètent, et font émerger lentement les vrais enjeux de la soirée. Gokalp se livre ainsi à une sorte de portrait chinois du microcosme décrit, dont le film fait finalement surgir une image plus nette, plus précise, plus crue également. Loin de tout pathos creux, le cinéaste met à nu les composantes d’une entreprise moderne pour poser la vraie question : comment cela marche ? Comment ce système actuel, dont les conséquences apparaissent actuellement évidente, broie t’il les êtres, les volontés, ou même parfois les bonnes intentions ? La charge de Rien de personnel n’est pourtant pas une attaque au vitriol. Elle s’apparente plutôt, ce qui est sans doute plus terrible, à un constat noir, lucide, d’un univers où chacun croit avoir une place avant de la perdre subitement, où l’on blesse et humilie l’autre sans le vouloir, par simple réflexe de survie. Gokalp manie toutes ces notions et réussit l’exploit de ne pas tomber dans une noirceur ou un pessimisme complaisant. Il y ajoute une étonnante dimension proustienne, par un patron lyrique, et livre un récit à la virtuosité assumée mais chargée de sens, d’envie de cinéma, de volonté d’affronter, de plein pied et à hauteur d’homme, ce monde moderne qui nous semble aujourd’hui parfois si effrayant.

Pierre-Simon Gutman